Phasmes

par Jean-Paul Gavard-Perret

Voici ce que la photographie déplace : l ‘autre, les autres, l’autre de soi, l’hôte de soi. Féminin ou masculin. Féminin et masculin. Non alignés mais supoerposés par effet de déphasage et dans des feuilletages et des superpositions. L’image photographique de Lucja Ramotowski compose et recompose la réalité sous toutes ses formes. Des instants fragiles d’émoi, d’étreintes, de caresses plus appuyées parfois sont figés dans une troublante perception des choses. Surgit alors au sein même de l’étreinte (comme dans «Véro et Seb») un entre-deux habile qui déstabilise le regard.

La photographie devient quasi-physique par la prise de vue d’une qui joue par l’effet de «doublage» entre le statique et le mouvement là où théoriquement il y a arrêt sur image.

Le voyeur est ainsi déçu mais son regard redouble d’intensité afin de voir ce qui se passe vraiment, bref ce qu’il y a à l’image. Cela tient alors d’une sorte de mécanique des fluides au moment où les silhouettes ne sont que poussière ou suie de couleurs. Le monde de Lucja Ramotowski-Brunet est parcouru sans cesse par les mouvements convulsifs d’êtres qui se cherchent l’un l’autre en sondant leur origine. Pourtant chercher pour eux n’est peut-être pas trouver forcément comme si dans le couple chacun malgré son désir demeurait inaliénable à l’autre. Les lignes et les corps s’entrechoquent de manière organisée et désorganisée dans une cohabitation mesurée. Le moment fixé par l’objectif donne une autre réalité que celle d’où elle est puisée. La perception est troublée dans une tentative d’affranchissement de la pesanteur, l’apesanteur du corps dans le paysage Le centre de gravité se déplace au sein du feuilleté qui décale le rapport du voyeur au monde par le décalage de celui du corps au monde.

Le temps suspendu de la prise trace alors une ligne diffractée pour une perte de repère et d’équilibre même si un axe demeure.

Celui de la main d’un homme par exemple sur le sexe de la femme. Les silhouettes deviennent parfois à peine esquissées, parfois plus nettes - mais elles ne sont que phasmes. Dans la lueur du seuil, elles ne sont que nuées, nuées à peine déchirées. L’autre est-il le désiré ? le désirable ? Le compagnon ou la compagne de déroute ou de voyage ?

 On attend son impossible regard, car ce regard s’éloigne comme s’il fonçait derrière l’image, plongeait dans le vide du paysage en contre bas là où les vastes espaces naturels semblent dépouillés, désolés, fantomatiques tels sont des éléments presque absents (du moins au premier regard) mais qui nous obsèdent parce qu’ils appellent de vide une fois que le regard les a discernés. Une nouvelle fois il s’agit d’axe mais désaxés qui recomposent une autre mise en scène, d’autres repères d’un récit imaginé. C’est ainsi que la photographe n’a cesse de nous «tromper» dans ces jeux, ces illusions par la manipulation qu’elle opère non seulement par ses prises mais aussi par leur montage afin de nous faire perdre notre innocence de voyeur par pertes des repères qui habituellement nourrissent les fantasmes qui repoussent mais mal : non comme des plantes délicieusement vénéneuses mais comme du chiendent. Ne reste d’eux que des miniatures végétales ou minérales.
Leur rêve trouble est à peine esquissé. Certes quelque chose du rapport au désir insiste encore entre les quatre murailles de la photographie. Mais c’est bien de la prison de l’être dont il est question malgré l’espoir grège d’un retour à l’éternel présent.

Franchir les œuvres de Lucja Ramotowski-Brunet revient à accepter de passer la limite de l’être et de sa représentation, d’accepter le saut vers ce qui lui échappe,

c’est-à-dire pénétrer où il est enfermé lorsque « la maison de l’être « (pour reprendre la formuile de Bachelard) n’est pas habité mais ressemble à plus unre citadelle engloutie où rodent des fantômes. L’oeuvre devient un appel au retour ou plutôt au retournement. Nous sommes ainsi jetés hors de nous-mêmes comme si l’artiste refusait de rapporter une simple représentation mais d’offrir une re-présentation des stigmates de la douleur ou du plaisir à travers des pour porter silhouettes oblongues vers un plein ou un délié afin que la frontière n’existe plus entre le dehors et de dedans. Ce dernier ne fait plus résistance : il se lance vers la ligne d’un horizon troublé où les pulsions de voyeurisme s’avachissent enfin pour laisser la vie dans l’ordre de marche d’un désir mais d’un autre type que celui que la photographie feint d’évoquer. Le seuil de l’épreuve n’est donc plus un leurre il peut devenir une jouissance différencié qui extirpe le voyeur de son enfermement au sein de l’ enfentement d’images qui offrent une étrange proximité mais aussi un éloignement.

 Tout reste ainsi en équilibre précaire, en formation, en expectative, loin de tout fantasme du corps rêvé, si ce n’est par l’espace que l’image retourne. Le corps devient lui-même langage, mais non à la manière suppliante d’un rêve appelé. Le corps est en retour d’une manière jouissante particulière au sein de ce qui à la fois le délie de ce qu’il est mais qui n’exclut pas pour autant une sorte d’injonction silencieuse. Devant double l’image nous sort ainsi de l’artifice de la pure émergence de ce qui est «mal» montré, pour montrer mieux un «inannulable moindre» selon les mots de Beckett.. Il reste alors le passage essentiel. Au coeur de l’enfermement il y a une effraction concrète qui provoque une invasion, un envahissement.

C’est ainsi que les oeuvres glissent leur lumière en l’abîme du corps là où Lucja Ramotowski-Brunet ose la pure émergence d’un lieu qui ne singe ni un dehors, ni un dedans mais va à leur jonction une fois l’instinct de vie ou d’espérance retrouvé.

On s’en remet à elle là où dans leur solitude enfin écartée chaque silhouette rayonne de ce qui la déborde. C’est là un exercice de souveraineté face à au deuil et à la séparation

"Franchir mes images,
      c'est accepter de sauter dans le vide…"