Une inquiétante légèreté

par Marie de Brugerolle

« Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l’imagination sont troublées par la fausse lumière de l’étymologie. On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. » Ces paroles de Gaston Bachelard dans l’Air et les songes (1) sont éclairantes pour envisager le travail de Lucja Ramotowski-Brunet.

La question de la gravité est au centre de son œuvre dont la photographie est la forme la plus prégnante. Depuis 2000, elle a développé un corpus qui peut être défini en trois catégories principales : les paysages, les personnages, les habitats. En regardant de plus près, on distingue les barres d’habitation au-delà d’une vaste zone herbeuse (Bloki 1, 2003), des personnes effectuent des sauts dans un cadre de nature (saut Luc 1 et 2, 1999), les maisons sont singulières (Dom Wojtek, 2002).

L’ambivalence du statut de ces images vient du cadrage et du travail particulier de la couleur au tirage. Lucja Ramotowski densifie, atténue ou intensifie certaines teintes afin de créer un trouble. L’utilisation de la plongée et de la contre-plongée hors des normes de la photographie, par exemple ne pas cadrer une personne par en dessous si elle est devant une forme verticale, crée des situations ambiguës. « Je cherche avec ou sans l’aide de divers objets, jusqu’où les corps peuvent aller. C’est-à-dire en d’autres termes, quel est le moment où ils basculent dans le vide. (La chute est imminente !). » dit-elle. Hélène (45 x 65 cm, 1998 ) est une photographie couleur, dont la composition joue sur un jeu d’obliques : une jeune femme est en appui sur un arbre incliné, elle-même en tension bras et jambes à la diagonale du tronc, en arrière plan, d’autres troncs d’arbres et un lampadaire forment un réseau de lignes divergentes aux inclinaisons variées. De même dans Couple (22 x 35 cm, 1998), une jeune femme accroupie tient par la main un homme dont une jambe et un bras sont tendus en ciseau dans le vide. La scène se passe à nouveau dans une forêt, les branchages dénudés par l’hiver créant un fond de scène rizhomatique. 

Le couple en équilibre est situé au centre, à la jonction de deux mondes : celui souterrain d’une grotte supposée, car ils sont saisis en contre-plongée sur un rocher, et aérien dont la blancheur est biffée par les lignes des arbres. « L’angle de prise de vue demeure essentiel pour pouvoir conjuguer les différents plans. La perception de l’espace change et se modifie, jusqu’à désorienter notre regard. » dit encore Lucja Ramotowski. Le trouble physique traduit par le déséquilibre oblige le spectateur à penser sa position dans l’espace, son rapport au sol, son être-là. La prise de conscience de la pesanteur renvoie le spectateur à l’évidence d’une réalité tangible tandis qu’émerge un trouble.Les images de Lucja Ramotowski ne sont pas indécises, elles sont construites de manière à laisser un choix possible. Le motif, l’environnement spatial, la temporalité, ont leur importance dans ce dispositif. Leur conjugaison par oppositions des contraires instaure une dialectique dans l’image. La capacité du spectateur à pénétrer le jeu des apparences est encore plus prégnante dans la série de photographies aquatiques « Autoportrait » (60 x 90 cm 1998), met en scène l’artiste en maillot de bain, bras en croix et tête en bas du cadre. Le haut du corps est en appui sur les cailloux d’une berge, tandis que la couleur de l’eau s’étage en un dégradé du beige au bleument, Librairie José Corti, Paris, 1948, p7

Flottement ou envol ?

L’ambiguïté opère ici entre le monde aqueux et aérien, l’eau et le ciel. « Élodie » (60 x 110 cm, 2000) donne à voir le corps d’une jeune femme couchée dans un liquide blanc, les jambes repliées, les bras totalement immergés et invisibles. La blancheur forme un halo qui enveloppe le corps, comme en apesanteur et seules les ondes et le reflet des branchages verts dans la partie haute indiquent un environnement naturel. La pâleur de l’eau contraste avec le noir des chaussures et la pourpre des vêtements : ils sont les contreparties des chairs. De l’ombre naît la lumière, du vague la forme, ainsi se tisse une chaîne de constructions qui manie les stéréotypes.

L’humour à l’œuvre dans les séries mettant en scène Vincent (Vincent diagonale (60 x 95 cm), Vincent Robe rouge 3(60 x 75 cm), Vincent lévitation, (2 x60 x 90 cm), Vincent colza (60 x 90 cm) (2000) renouvelle la typologie du burlesque. Le personnage réalise des figures à partir d’un tabouret. Il installe celui-ci dans les prés et se tient en équilibre à partir de ce point d’appui. Il en résulte des images drolatiques qui évoquent les lettrines des enluminures ou les rinceaux animés des chapiteaux romans. Malgré la complexité des postures et l’incongruité des situations, un équilibre se dégage.

Les images de Lucja Ramotowski parlent de la pondération, c’est-à-dire de la juste mesure qui permet la construction d’un point de vue, l’émergence d’un sujet pensant. Ses photographies permettent de faire l’expérience d’un regard critique, ni cynique ni journalistique, elle ne rapporte pas des vues, ses vues se portent, elles tiennent.

Les objets ou les éléments végétaux sont à la fois des accessoires pour la composition et des point de repères familiers qui participent du leurre. Une familiarité, une proximité se donnent d’abord comme évidence. Dans Daniel/Babcia (75 x 92 cm,2002) ou Dziadek 1,2,3 (triptyque) 40 x 50 cm, 2006 des espaces domestiques deviennent étranges parce que vues d’une autre façon. La mise en doute du réel par la photographie provient de l’impossible reconnaissance malgré l’immédiate identification. Une route de campagne banale, une cuisine, une église, des champs, forment un corpus de sujets banals. « Flou précis de l’attente » dit Lucja Ramotowski dans un court texte, et de fait ses images sont des oxymoron, des paradoxes à l’œuvre.

« Le temps joue dans mes images, comme une relation. » dit encore l’artiste. Les objets, les éléments naturels, la distance d’avec le sujet structurent les photographies à la manière d’une composition baroque. Une rhétorique des gestes (Vincent main, 60 x 90 cm 1998) induit un suspens : l’action semble arrêtée, comme si toute image était un vidéogramme. La statique des corps imposée par la capture photographique de la série des sauts (Saut Fabien, Saut Phébé, Saut groupe, 1999) évoque le Pantin de Goya (1792, musée du Prado, Madrid) ou le Gilles de Watteau (1718, Musée du Louvre). Personnages qui semblent vidés de leur âme, telles des peaux, des masques flottants, les sujets piégés par l’image mettent en garde contre l’immobilisme. Le travail de Lucja Ramotowski réveille l’utopies des jeux d’espaces et active des jeux d’identités par lesquels les regards ne sont plus captifs. Une nouvelles économie des images, qui ne craint pas la magie, se déploie.

(1) Gaston Bachelard, L’air et les songes, essai sur l’imagination du mouvent

"Franchir mes images,
      c'est accepter de sauter dans le vide…"